Les responsables formation se préparent à une révolution dans leurs pratiques

Par - Le 16 février 2014.

Depuis des décennies, imputabilité était le mot-clé suprême, en matière de gestion de
la formation. Si la nouvelle loi, en cours d'examen, la supprime, alors la donne changera
radicalement. Les responsables formation se réjouissent d'avanc e de la simplification.
Mais sans garde-fous, le système ne risque-t-il pas de partir − lentement, mais sûrement −
à vau-l'eau ?

Il est indéniable que la nouvelle
réforme de la formation professionnelle
va apporter des changements
majeurs dans la façon de
gérer le développement des compétences
au sein des entreprises..." Samira Aitidir,
responsable formation d'Armelle, une
entreprise d'une cinquantaine de salariés
(dont 35 reconnus travailleurs handicapés)
[ 1 ]Spécialisée dans le traitement et le recyclage
des papiers de bureau
, en est convaincue. La loi en
discussion au Parlement, précise-t-elle,
“porte un réel changement dans la politique
de formation en elle-même et dans
les dispositifs de financement, de la collecte
de la taxe d'apprentissage et des Opca". En
effet, observe son confrère de Vinci Park,
Christophe Berthiaux, “contrairement
aux réformes précédentes, cette dernière
touche à des aspects importants de notre
système, notamment l'obligation légale
et les finalités de la formation (permettre
l'accès à la connaissance et aux compétences
pour un plus grand
nombre de personnes,
sécuriser les parcours professionnels,
rendre possible
la promotion sociale et
professionnelle)".

L'“imputabilité",
la grande question


Pour les responsables
formation, la fin de
l'imputabilité constitue
une avancée considérable.
“Nous allons enfin
sortir d'une obligation de
payer à une obligation de
faire", se réjouit le responsable
formation de
la filiale du groupe Vinci
(2 000 collaborateurs) [ 2 ]Construction et gestion des parcs
de stationnement
,
qui a consacré en 2013
3 % de sa masse salariale
(contre 3,47 % en
2012) à la formation.
Catherine Dubois, DRH
d'April Santé Prévoyance
(600 collaborateurs) Le groupe emploie près de 4 000 collaborateurs
répartis dans 37 pays,

relativise : “La fin de
l'imputabilité ne change
rien pour nous. Que ce
soit 0,9 %, 0,8 %, moins
ou plus. Nous sommes largement au-dessus,
car nous consacrons trois fois plus
que l'obligation légale (plus de 5 % de
notre masse salariale) à la formation de
nos collaborateurs." Peu importe. Pour
Christophe Berthiaux, “passer de l'obligation
de payer à l'obligation de faire, donc
la sortie du fiscal, pose la question de la
définition même de l'action de formation.
Il est important de pouvoir définir ce qu'est
une formation sur des bases très claires".

L'océan sans fond des
attestations de présence"


Aujourd'hui, une action de formation
est “imputable" si elle présente,
notamment, un programme préétabli,
des objectifs déterminés, des moyens
pédagogiques et techniques, un formateur,
ainsi qu'une attestation.
Ce qui aboutit “à une intense bureaucratisation
réglementaro-administrative
de la formation", selon Jean-Pierre
Willems, expert en droit de la formation.
“La fin de l'imputabilité permet à
l'entreprise de travailler sur l'ensemble
des moyens de professionnalisation, et
pas seulement à partir de la référence
formation."
Et d'énumérer : “Fin du calcul fiscal,
qui ouvre la porte à de nouvelles
approches de l'investissement formation
; fin du contrôle des dépenses des
entreprises, qui évitera aux responsables
formation de se noyer dans l'océan sans
fond des attestations de présence signées
par demi-journée ; ouverture nouvelle
vers un financement forfaitaire de la
formation, et non pas sur la base de
l'heure-stagiaire ; prise d'acte que la
formation ne se réduit pas à un programme,
comme la formation initiale,
mais que, s'agissant d'adultes en formation
continue, il existe des méthodes
de professionnalisation qui peuvent
emprunter des voies diversifiées pour
parvenir à un même objectif, etc."

Alors, comment justifier
les dépenses ?


Cela dit, comment le responsable
formation pourra-t-il justifier de ses
dépenses dédiées à la formation des
salariés ? Comment intégrer dans
les justificatifs le recours aux différentes
modalités de formation (elearning,
blended learning, colloques,
séminaires, Mooc, etc.) ? “Les lectures
vont être différentes selon les uns et les
autres, répond Christophe Berthiaux.
L'intégration de ces nouvelles modalités
de formation va poser quelques
difficultés..." Et d'autres questions :
“Quelles seront les pièces demandées
et sous quelle forme ? Exigera-t-on
des signatures manuscrites, comment
prendra-t-on en compte ces éléments
dans la déclaration de la 24-83 ? La
maintiendra-t-on ? Pour l'instant, nous
manquons de visibilité. Il faut attendre
les décrets d'application pour voir plus
clair."

La réforme donnera “une
certaine liberté au praticien"


Une chose paraît certaine, aux yeux du
responsable formation de Vinci Park : la
future loi va encourager le responsable
formation “à mixer les différentes modalités
d'apprentissage au service de la performance
des collaborateurs". Elle donnera
“une certaine liberté au praticien pour
combiner toutes les modalités sans avoir
peur de se retenir pour des raisons fiscales.
Avec pour objectifs l'efficacité et l'efficience.
C'est un excellent challenge stratégique et
pédagogique". Ainsi, soutient Catherine
Dubois, “l'entreprise va pouvoir investir
et s'investir davantage dans la formation
de ses salariés". Une telle vision de la formation
remet la fonction formation au
centre des instances de décisions au sein
de l'entreprise. “Faisant de cette fonction
un véritable outil stratégique pour la performance
des salariés et de l'entreprise", se
réjouit-elle.

Un compte individualisé
nommé CPF


Par ailleurs, avec le compte personnel
de formation (CPF), la réforme prépare
une individualisation dans la formation
des salariés. “C'est une mise en adéquation
entre les besoins de l'entreprise et le
système de formation existant, de l'avis de
Samira Aitidir. Les pouvoirs publics et les
partenaires sociaux semblent vouloir donner
toutes ses chances au salarié de choisir
sa carrière et de construire son parcours.
C'est dans cette optique que le texte prévoit
l'accord exprès du titulaire du compte
pour sa mobilisation. Une façon de faire
renaître l'envie, condition essentielle de la
réussite de la formation." Mais pour son
entreprise, qui accueille des personnes
en situation de handicap éloignées du
marché du travail, pas de changement
radical en vue : “En ce qui nous concerne,
nous avons toujours travaillé avec des parcours
individualisés. Cette réforme va nous
permettre d'affiner notre démarche."

Révolution... ou continuité ?

Au sujet du CPF, Christophe Berthiaux
est dubitatif : “Les bonnes intentions sont
là, même si je me pose des questions sur le
financement de ces mesures. Nous passons
au CPF, mais cela ne change pas grandchose
par rapport à ce que nous faisons
déjà avec le Dif, surtout concernant des
certifications de branche, dans lesquelles
nous accompagnons déjà nos collaborateurs
dans des dispositifs assez longs et
promotionnels en interne." La réforme
prévoit aussi d'ancrer la formation dans
la politique GPEC de l'entreprise, et, là
encore, ce sera très nouveau pour certaines,
pas pour d'autres. Chez Armelle,
“nous avons amorcé la GPEC depuis trois
ans, indique Samira Aitidir. Nous avons
mis en place une cartographie des métiers
pour accompagner la mobilité, horizontale
ou verticale. Il s'agissait d'anticiper notre
croissance".
Alors, cette réforme va-t-elle changer
la fonction formation ? Pour le responsable
formation de Vinci Park, “la
fonction formation était déjà fortement
impactée par les transformations et les modalités
nouvelles de formation. Bien avant
la loi. Aujourd'hui, le responsable ou le
directeur formation est celui qui gère les
besoins de formation et leur mise en oeuvre
dans l'entreprise. Il est le chef d'orchestre
qui travaille à l'optimisation des compétences,
accompagne les collaborateurs dans
des missions transverses, met en musique
les différentes compétences internes et/ou
externes, pour rendre l'organisation productrice
plus efficace et plus efficiente..."

2014, année de transition

Ces responsables formation semblent
donc s'accorder sur l'idée que, oui,
la réforme va apporter de vrais changements,
mais que, bien sûr, ils les
appliquaient déjà. Catherine Dubois,
la DRH d'April Santé Prévoyance,
ajoute que, souvent, lors des réformes,
on s'attend au grand soir, mais que les
décrets une fois parus, la portée des
changements se trouve... atténuée.
Ainsi, si la 24-83 disparaît, ne va-telle
pas renaître sous une autre forme ?
Dans tous les cas, vus les enjeux, une
grande vigilance s'impose, pour les responsables
formation.

La loi devrait s'appliquer au 1er janvier
2015, a indiqué le ministre du
Travail. 2014 sera une année charnière,
de transition, durant laquelle les responsables
formation devront gérer les dispositifs
existants tout en anticipant la mise
en oeuvre de ceux portés par la future loi
et, donc, ses décrets d'application.

Notes   [ + ]

1. Spécialisée dans le traitement et le recyclage
des papiers de bureau
2. Construction et gestion des parcs
de stationnement