La relation pédagogique au défi de l'intelligence artificielle (Raphaël Grasset)

Pour nombre d'observateurs et de praticiens, l'irruption des intelligences artificielles génératives en formation appelle au changement de paradigme. Un brin facétieux, c'est avec sa casquette d'enseignant-chercheur en sciences cognitives issu du temple de l'apprenance Paris-Nanterre que Raphaël Grasset s'est amusé à sonner l'hallali du triangle pédagogique de Jean Houssaye. Le formateur ? Rayé de la carte. Le savoir ? Aux oubliettes. L'apprenant ? Une désuète figure romantique héritée des Lumières. On pense soudain à la dépression du jeune Alvy Singer de Woody Allen ^{[ 1 ]}Annie Hall, 1977., qui refuse de faire ses devoirs au motif que « de toute façon, l'univers étant en expansion, tout va s'effondrer… »

Le challenge du formateur

À la différence de Woody Allen, ce n'est pas un scénario d'effondrement collectif que dessine Raphaël Grasset, mais une mutation de la configuration communément admise de la relation pédagogique. D'abord, le formateur, dont le chercheur compare les compétences attestées du titre de formateur professionnel d'adultes (RNCP 37275) aux capacités de l'intelligence artificielle. Et qu'il s'agisse de la conception, de l'animation, de l'accompagnement ou de la qualité, Raphaël Grasset estime que le grand remplacement n'est pas loin.

Que reste-t-il du savoir ?

Côté savoir, c'est ensuite le périmètre d'un savoir jusqu'ici défini comme « ensemble d'informations socialement acceptées comme vrai » qui est bousculé par l'IA et la prise de pouvoir des géants du web sur l'éducation et la formation : sommes-nous encore dans le savoir ou avons-nous basculé dans l'infodivertissement avec TikTok Learning ? Saurons-nous encore distinguer « vrai » et « faux » savoir face à Donut, le nouveau modèle de Meta dont on ne connaît pas les biais, spécialisé dans la reconnaissance OCR ^{[ 2 ]}Reconnaissance optique de caractères. des articles scientifiques ? Quid du devenir du savoir procédural face à l'inflation des savoirs déclaratifs sur lesquels se concentre l'IA ? Quel avenir pour le savoir « carbone » (= humain), en passe d'être challengé par le développement d'un savoir « silicone » (= créé par les IA) ?

L'apprenant face à l'utilitarisme

De cette évolution de la conception même de savoir découle la « disparition » de l'apprenant. Pour Raphaël Grasset, c'est cette fois-ci le « besoin d'apprendre » qui est questionné :  avons-nous encore besoin d'apprendre quand nous pouvons compter sur la « mémoire transactive » ^{[ 3 ]}Voisine du concept de « mémoire externe », la mémoire transactive désigne la tendance des individus à se délester de certaines données que l'on sait pouvoir trouver ailleurs. On parle aussi de « cognition collective. » Voir Michinov, « Travail collaboratif et mémoire transactive : revue critique et perspectives de recherche », Le travail humain, 2013/1 (Vol. 76), p. 1-26. offerte par Google ? Est-il indispensable d'apprendre quand la dématérialisation connectée autorise les logiques de juste-à-temps ? Quel investissement sommes-nous, individuellement et collectivement, prêts à consentir pour la « portée philosophique du savoir », quand une valeur supérieure est accordée aux apprentissages pratiques ?

On l'aura compris, ces questions sans réponses sont avant tout destinées à alerter quant aux tendances de fond portées par le développement de l'IA pédagogique. Libre à chacun de se soumettre à une forme de prophétie auto-réalisatrice ou, comme le suggère l'enseignant-chercheur, de chercher à comprendre les enjeux pour ne pas adopter les évolutions technologiques en cours au seul prisme de la rentabilité financière. Et de conclure sur un possible « chemin de traverse face au mur de l'IA : inventer les usages dans un paysage de l'apprenance. »