Un million d'apprentis, à quel prix ?
Les déficits s'accumulent et la politique de soutien à l'apprentissage ne semble plus tenable financièrement. Comment faire baisser les dépenses, mieux piloter cette politique de formation, et privilégier la qualité ? Des experts invités par l'AJIS (l'Association des journalistes de l'information sociale) en ont débattu le 23 mai.
Par Mariette Kammerer - Le 27 mai 2024.
Les aides à l'embauche d'apprentis accordées aux entreprises depuis 2020 et le mode de financement des formations par contrat signé ont fait galoper les dépenses publiques. Depuis 2021, l'Etat consacre 20Mds d'euros par an au financement de l'apprentissage. « Cela représente 22 000€ par an et par apprenti, soit le double de ce que coûte un étudiant du supérieur » ! s'étrangle Bruno Coquet, économiste à l'OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques). Faut-il continuer à dépenser autant jusqu'à atteindre l'objectif d'un million d'apprentis par an fixé par le président de la République?
Effet d'aubaine, non maîtrise des dépenses, et manque d'efficacité
Pour Bruno Coquet c'est une aberration en termes de politique économique : « Rendre l'apprentissage gratuit pour les entreprises la première année créé des effets d'aubaine : environ 250 000 emplois d'apprentis n'existeraient pas sans la prime à l'embauche, et 240 000 auraient existé de toute façon sous un autre statut, selon les estimations de la Drees », pointe l'économiste. Pas étonnant selon lui si « un tiers des emplois créés depuis 2019 sont des emplois d'apprentis, et on manque de statistiques récentes pour savoir combien sont transformés en CDI ».
Augmentation de 70% du budget de l'enseignement supérieur
L'autre écueil est que l'apprentissage rend gratuites des formations qui sinon seraient payantes, cela créé de la demande, et les finances publiques abondent sans priorisation, sans choix stratégiques. « Résultat, on a augmenté de 70% le budget de l'enseignement supérieur sans le vouloir, on a une politique de l'enseignement supérieur par défaut, estime Bruno Coquet. Il serait plus rationnel d'augmenter les bourses d'études, car on maîtriserait l'évolution des dépenses. Pour réduire le déficit de France compétences, la logique devrait être d'ajuster la taxe d'apprentissage, le seul fait de réduire les aides dans le supérieur ne suffira pas », prévient l'économiste.
Etudiants transformés en apprentis
Cette politique couteuse a-t-elle au moins permis de faire baisser le chômage des jeunes ? La réponse est non, selon Bruno Coquet : « Le chômage des jeunes n'a pas baissé depuis 2019, on a juste transformé des étudiants en apprentis. Et on a plus de NEETS [ 1 ]NEET : désigne les jeunes qui ne sont ni en études, ni en emploi, ni en formation. que fin 2019 ». Donc l'apprentissage a raté sa cible initiale des élèves non adaptés au système scolaire, si l'on suit l'économiste. Profite-t-il aux jeunes les plus modestes, notamment dans le supérieur ? « On n'a pas de statistiques, mais rien n'est moins sûr, les demandes de bourses n'ont pas baissé et la recherche d'employeur privilégie les jeunes qui ont du réseau », observe l'économiste.
Des pistes pour prioriser les publics, les formations, et récompenser la qualité
Pour orienter plus efficacement les dépenses publiques, l'OFCE propose ainsi de majorer les financements « pour les formations aux métiers en tension ». L'Anaf (Association nationale des apprentis de France) suggère de le faire « pour les CFA (centres de formation des apprentis) qui prennent des jeunes de quartiers prioritaires », et la Fnadir (Fédération nationale des directeurs de CFA) a déjà présenté sa proposition d'un « financement socle » garanti par l'Etat et d'un « financement complémentaire » assis sur la qualité.
Concentrer les efforts sur les niveaux bac et infra bac
Pour l'Anaf, il est essentiel de « concentrer les efforts sur les jeunes de niveau Bac ou infrabac les plus éloignés socialement et géographiquement, ceux qui ont des problèmes de mobilité, de logement, des difficultés pour trouver un employeur. Il faut mettre des moyens là-dessus », insiste son président Aurélien Cadiou. « Si on veut atteindre le million d'apprentis, il faut aller chercher les NEETS, qui demandent plus d'accompagnement » abonde Jean-Philippe Audrain, président de la Fnadir.
Volet pédagogie de l'alternance dans Qualiopi
Invitées à participer au groupe de travail sur la qualité de l'apprentissage, organisé par le Haut-commissaire à l'enseignement et à la formation professionnels, l'Anaf et la Fnadir vont plaider pour que Qualiopi intègre un volet sur la pédagogie de l'alternance : « Il faudrait évaluer la qualité de l'accompagnement, des visites en entreprise, des liens entre CFA-entreprise, etc. », souligne Jean-Philippe Audrain. L'Anaf compte aussi dénoncer les « pratiques abusives de certaines écoles du supérieur » en matière de frais de scolarité, et interroger le système « d'aides aux apprentis » (à l'hébergement, à la mobilité), dont la gestion « est une charge pour les CFA et qui ne vont pas toujours aux apprentis qui en ont le plus besoin », note Aurélien Cadiou.
Notes
1. | ↑ | NEET : désigne les jeunes qui ne sont ni en études, ni en emploi, ni en formation. |