Et si les contrats aidés devaient être comptabilisés dans les effectifs de l'entreprise ?

Par - Le 16 septembre 2013.

Une décision de la Cour de justice de l'Union européenne est très attendue. L'enjeu : comptabiliser
dans l'entreprise les bénéficiaires de contrats aidés au même titre que les autres salariés.
La réévaluation des seuils d'effectifs pourrait modifier le droit du travail, notamment en ce qui
concerne les règles syndicales et le taux de la participation à la FPC : cette modification pourrait
contraindre les entreprises à de plus fortes contributions financières.

Le Code du travail va-t-il être
bientôt bouleversé ? C'est aujourd'hui
possible, en raison
d'une affaire née à Marseille
voici trois ans, plaidée devant différentes
juridictions et au printemps
dernier, devant la Cour de justice de
l'Union européenne. “Nous attendons
Une décision de la Cour de justice de l'Union européenne est très attendue. L'enjeu : comptabiliser
dans l'entreprise les bénéficiaires de contrats aidés au même titre que les autres salariés.
La réévaluation des seuils d'effectifs pourrait modifier le droit du travail, notamment en ce qui
concerne les règles syndicales et le taux de la participation à la FPC : cette modification pourrait
contraindre les entreprises à de plus fortes contributions financières.
le délibéré, mais l'avis de l'avocat général
a été favorable, ce qui est plutôt un
bon signe", indique Me Jérôme Ferraro,
l'avocat du salarié et de la CGT.
Tout débute en effet avec la désignation
par la CGT d'un représentant
de la section syndicale créée dans une
association de médiation des quartiers
nord de Marseille, le 4 juin 2010. L'association
le convoque à un entretien
préalable au licenciement en date du
9 juin de la même année. Par ailleurs,
elle conteste la désignation du salarié
auprès du tribunal d'instance (TI) de
Marseille en lui demandant de l'annuler,
au motif que le nombre de salariés
étant inférieur à onze, elle ne serait
donc pas soumise à l'obligation d'avoir
des représentants syndicaux. “Le tribunal
d'instance ayant une compétence
exclusive sur le contentieux des élections
professionnelles, il était logique de le
saisir", indique Me Jean-Emmanuel
Franzis, avocat de l'employeur.
Or, cette association emploie entre
120 et 170 salariés dont moins de 10
en équivalents temps plein − les autres
étant des emplois aidés. Tout le débat
va se dérouler autour d'une double
réalité : d'un côté, l'article L. 1111-3
du Code du travail (voir encadré) qui
exclut les emplois aidés du calcul des
effectifs de l'entreprise. “Les dispositions
de l'article L. 1111-3 existent depuis
1985, c'est un principe constant que l'on
retrouve dans la recodification du Code
du travail en 2008. Aujourd'hui, les emplois
d'avenir qui sont des emplois aidés
sont eux aussi concernés par le débat",
souligne Me Franzis. Et de l'autre, le
principe d'égalité devant la loi, que va
plaider Me Ferraro, selon lequel tout
salarié devrait être comptabilisé dans le
calcul des effectifs.

Pas de contradiction, selon le Conseil constitutionnel

L'avocat du salarié et de la CGT souhaite
d'abord poser une question prioritaire
de constitutionnalité (QPC). Le
TI le suit dans sa requête et transmet la
QPC à la Cour de cassation. Le Conseil
constitutionnel est saisi le 16 février
2011 par un arrêt de la Cour de cassation
d'une QPC relative à la conformité
de l'article L. 1111-3 du Code du
travail avec les droits et libertés que la
Constitution garantit.

Me Ferraro met en avant le non-respect
de certains principes fondamentaux
: l'égalité devant la loi ; la liberté
syndicale et le droit de participer à la
détermination collective de ses conditions
de travail. Il n'est pas suivi : dans
sa décision du 29 avril 2011, le Conseil
constitutionnel estime que les dispositions
de l'article L. 1111-3 ne sont
contraires à aucune disposition constitutionnelle.
Il considère notamment
que “le contrat d'apprentissage a pour
objet (…) de donner à de jeunes travailleurs
une formation professionnelle dont
une partie est dispensée en entreprise ;
que les contrats initiative emploi et les
contrats d'accompagnement dans l'emploi
ont pour but (...) de favoriser l'insertion
professionnelle des personnes sans emploi
rencontrant des difficultés sociales et professionnelles
d'accès à l'emploi ; que le
contrat de professionnalisation a pour
objet (...) l'insertion ou le retour à l'emploi
de jeunes ou d'adultes par l'acquisition
d'une qualification professionnelle ;
que la non-prise en compte de ces salariés
dans le calcul des effectifs a une durée
limite" (considérant 4).

Il met également en avant l'argument
selon lequel “aucun principe non plus
qu'aucune règle de valeur constitutionnelle n'interdit au législateur de prendre
des mesures destinées à venir en aide à
des catégories de personnes défavorisées
; que le législateur pouvait donc, en
vue d'améliorer l'emploi des jeunes et
des personnes en difficulté et leur faire
acquérir une qualification professionnelle,
autoriser des mesures propres à ces
catégories de travailleurs ; que les différences
de traitement qui peuvent en
résulter entre catégories de travailleurs
ou catégories d'entreprises répondent à
ces fins d'intérêt général et ne sont pas,
dès lors, contraires au principe d'égalité"
(considérant 5).

Une directive peut-elle être invoquée dans un litige entre particuliers ?

“J'ai perdu sur la QPC, admet Me
Ferraro, mais la France a des engagements
internationaux. Il existe des
textes communautaires..." Le 7 juillet
2011, l'affaire passe à nouveau devant
le TI de Marseille. Celui-ci note que
les défendeurs, par la voix de Me Ferraro
“estiment que les titulaires de ces
contrats [aidés] étant exclus des effectifs
de l'entreprise par le texte litigieux,
il s'ensuit une discrimination des bénéficiaires
de ces contrats et une violation
de l'article 14 de la Convention européenne
des droits de l'homme...".

La décision du TI va consister à écarter
“l'application des dispositions de l'article
L. 1111-3 comme n'étant pas conforme
au droit communautaire" et valide
la désignation du salarié en qualité
de représentant de section syndicale
après avoir constaté que “s'il n'était
pas mis en oeuvre les exclusions instituées
par l'article L. 1111-3, l'effectif de
l'association, qui selon l'employeur était
de moins de onze salariés, passait largement
au-dessus du seuil de cinquante
salariés" (Cass. soc. n° 11-21609 du
11 avril 2012).

L'association forme un pourvoi devant
la Cour de cassation.

Les deux “questions préjudicielles"

Celle-ci, par un arrêt du 11 avril 2012,
souligne “que l'article L. 1111-3 du
Code du travail constitue la mise en
œuvre de la directive 2002/14/CE" (voir
encadré) et renvoie à la Cour de justice
européenne les questions suivantes :

1- “Le droit fondamental relatif à
l'information et à la consultation des
travailleurs, reconnu par l'article 27
de la Charte des droits fondamentaux
de l'Union européenne, tel que précisé
par les dispositions de la directive
2002/14/CE du Parlement européen et
du Conseil, du 11 mars 2002, établissant
un cadre général relatif à l'information
et à la consultation des travailleurs"
dans l'Union européenne, “peut-il être
invoqué dans un litige entre particuliers
aux fins de vérifier la conformité d'une
mesure nationale de transposition de la
directive ?"

2- “Dans l'affirmative, ces mêmes dispositions
doivent-elles être interprétées en ce
sens qu'elles s'opposent à une disposition
législative nationale excluant du calcul
des effectifs de l'entreprise, notamment
pour déterminer les seuils légaux de mise
en place des institutions représentatives
du personnel, les travailleurs titulaires
des contrats suivants : apprentissage,
contrat initiative emploi, contrat d'accompagnement
dans l'emploi, contrat de
professionnalisation ?" (voir encadré).

Conséquences de “l'effet horizontal"

Dernier épisode (provisoire) : le dossier
a été plaidé devant la Cour de justice de
l'Union européenne (CJUE) sous cette
forme de “questions préjudicielles" [ 1 ]La question préjudicielle permet à une juridiction
nationale d'interroger la Cour de justice de l'Union
européenne sur l'interprétation ou la validité du
droit communautaire dans le cadre d'un litige.
, la
réponse à la deuxième étant subordonnée
à une réponse affirmative à la première
– et celle-ci concernait essentiellement
des interrogations de principe.

L'audience s'est déroulée le 23 avril
2013, en présence de la CGT, partie
défenderesse au principal. En face et
aux côtés de l'association d'insertion
marseillaise, les gouvernements de la
République française, de la République
de Pologne, de la République fédérale
d'Allemagne et du Royaume des Pays-
Bas ont pris part au débat en proposant
des observations écrites.

Les deux parties ont été entendues.
Puis, l'avocat général, Pedro Cruz Villalón,
a présenté ses conclusions, le
18 juillet dernier. Il a posé les bases du
litige sur “l'effet des droits fondamentaux
dans le domaine des relations entre
particuliers (effet horizontal) et de leur
éventuelle portée dans le cas du droit spécifiquement
en cause". Il a indiqué que
“finalement, si la Cour suit le raisonnement
que je proposerai ci-après, elle devra
aborder ce qui constitue peut-être le point
le plus sensible de la question posée par
la Cour de cassation : au cas où l'acte de
l'Union qui met en oeuvre et concrétise de
manière immédiate le « principe » est une
directive, quelles sont les conséquences qui
découlent du fait que le litige oppose deux
particuliers ? Cette dernière question met
(...) en relief les limites de l'effet direct
horizontal des directives...".

Après un exposé en 97 points, l'avocat
général a conclu que “l'art. 27 de la
Charte des droits fondamentaux de l'UE,
tel que concrétisé de manière essentielle et
immédiate par l'art. 3, al. 1 de la directive
2002/14/CE (…) peut être invoqué dans
un litige entre particuliers, avec pour éventuelle
conséquence la non-application de
la législation nationale". Et cet article 27
“doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose
à une législation nationale qui exclut une
catégorie déterminée de travailleurs, à savoir
les titulaires de contrats d'accompagnement
dans l'emploi, du calcul des effectifs
de l'entreprise aux fins de la disposition en
cause, le juge national pouvant, en vertu
de l'art. 52, al. 5 de la Charte, s'abstenir
d'appliquer les règles nationales contraires
auxdites règlesqn de l'Union.

“Posons-nous les bonnes questions"

Jean-Emmanuel Franzis, avocat de
l'association déplore que l'enjeu mis
en avant devant la Cour de justice de
l'UE n'ait pas été individuel, l'avocat
général s'étant concentré sur une
question d'ordre général. “La loi n'a
pas été violée par mon client, il l'a
appliquée ! Je pense aussi que cette
affaire aurait pu être évitée si l'État
français s'était mis en conformité avec
la directive en vigueur depuis 2002",
précise-t-il. Il note aussi que dans
cette affaire, “nous étions seuls, avec
l'État français et quelques autres pays.
Les syndicats d'employeurs qui avaient
la possibilité d'intervenir volontairement
s'ils l'avaient souhaité, ne l'ont
pas fait". Et de conclure : “Je ne critique
pas la décision du juge qui est
souverain, mais posons-nous les bonnes
questions. Nous avons choisi un système
politique européen donc nous
devons le respecter et comprendre que
juridiquement, nous sommes soumis à
ses décisions, afin d'assurer une sécurité
juridique aux citoyens. Et bien sûr,
l'association ne s'interdira pas d'exercer
un recours contre l'État français si
la Cour devait suivre l'avocat général
dont l'analyse est très orientée idéologiquement..."
Jean-Pierre Willems, juriste et consultant
en droit de la formation a conclu
sur son blog : “Si la CJUE suit les
conclusions de son avocat général, il
va falloir sérieusement recompter...
et inclure". C'est toute la politique
du gouvernement français en matière
d'emplois aidés qui est en jeu.
L'affaire est en délibéré.

LE PRINCIPE D'ÉGALITÉ

Il existe une jurisprudence constante du conseil constitutionnel selon laquelle “aux
termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 :
« La loi (...) doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » ;
que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente
des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt
général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte
soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit."

LA DISPOSITION CONTESTÉE

L'article L.1111-3 du Code du travail :
“Ne sont pas pris en compte dans le calcul des effectifs de l'entreprise :

1° Les apprentis ;

2° Les titulaires d'un contrat initiative emploi ainsi que les titulaires d'un contrat d'accès à
l'emploi pendant la durée de la convention prévue à l'article L. 5134-66 ; (...)

4° Les titulaires d'un contrat d'accompagnement dans l'emploi pendant la durée de la
convention prévue à l'article L. 5134-66 ; (...)

6° Les titulaires d'un contrat de professionnalisation jusqu'au terme prévu par le contrat
lorsque celui-ci est à durée déterminée ou jusqu'à la fin de l'action de professionnalisation
lorsque le contrat est à durée indéterminée.
Toutefois, ces salariés sont pris en compte pour l'application des dispositions légales relatives
à la tarification des risques d'accidents du travail et de maladies professionnelles."

Article 3, al. 1 de la directive 2002/14/CE

“La présente directive s'applique, selon le choix fait par les États membres :
a) aux entreprises employant dans un État membre au moins 50 travailleurs ou,
b) aux établissements employant dans un État membre au moins 20 travailleurs.
Les États membres déterminent le mode de calcul des seuils de travailleurs
employés."
Article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l'UE

Droit à l'information et à la consultation des travailleurs au sein de l'entreprise
Les travailleurs ou leurs représentants doivent se voir garantir, aux niveaux appropriés,
une information et une consultation en temps utile, dans les cas et conditions
prévus par le droit de l'Union et les législations et pratiques nationales.

“RÉSUMÉ DES POSITIONS"

Résumé des positions par l'avocat général de la Cour de justice de l'Union
européenne sur la deuxième question préjudicielle.
“Selon la République française, la nature particulière des contrats exclus, parmi
lesquels figurent les « contrats d'accompagnement dans l'emploi », justifie une
restriction de la portée de l'article 27 de la Charte, qui a été concrétisé par la
directive 2002/14. S'agissant de contrats destinés à l'insertion professionnelle, et
non de contrats qui lient le travailleur dans le cadre d'une relation de travail ordinaire,
les objectifs de l'art. 27 et de la directive 2002/14 ne seraient pas compromis du fait
de cette exclusion, la République française invoque l'art. 52, par. 1, de la Charte, en
vertu duquel l'exercice des droits et libertés peut faire l'objet de limitations, dès lors
qu'elles sont conformes au principe de proportionnalité. Pour sa part, la CGT centre
ses arguments sur l'arrêt rendu par la Cour le 18 janvier 2007 (C-385/05). Cet arrêt
a permis à la Cour de se prononcer (...) sur la directive 2002/14 (...) dans laquelle
l'exclusion d'une catégorie de travailleurs [de moins de 26 ans] jusqu'à ce qu'ils aient
atteint un certain âge était mise en cause. Selon la CGT, le fait que la Cour ait jugé
que cette exclusion était contraire à la directive 2002/14 confirmerait que, dans la
présente affaire dans laquelle se produit de nouveau une exclusion d'une catégorie de
travailleurs, nous nous trouvons également devant une violation de cette directive. La
Commission partage les arguments de la CGT et propose aussi à la Cour d'interpréter
la directive 2002/14 en ce sens qu'elle s'oppose à une réglementation nationale telle
que celle en cause dans l'affaire au principal."

TROIS QUESTIONS À... PAUL DE VAUBLANC, CHARGÉ D'ÉTUDES À LA DIRECTION JURIDIQUE-OBSERVATOIRE DE CENTRE INFFO

“Les impacts seront multiples"

Quels sont les enjeux de l'article L. 1111-3 du Code du travail ?

Il exclut du calcul de l'effectif d'une entreprise
les contrats d'apprentissage, les contrats de
professionnalisation et le CUI, donc les emplois
d'avenir. En 2008, lors de la recodification du
Code du travail, le Conseil d'État avait été
consulté et avait émis des réserves sur cet
article qui risquait de poser problème. Aucune
suite n'avait été donnée, mais une faille
existait bel et bien.

Que se passera-t-il si les préconisations de l'avocat général de la Cour de justice de l'Union européenne sont suivies ?

Sur un plan judiciaire, dans ce cas c'est fini :
l'article L. 1111-3 disparaît ! Dans la nuit qui
suit le rendu de la décision, une entreprise de
8 salariés qui a embauché – par exemple –
deux contrats de professionnalisation, passe
à 10 salariés. Avec l'abaissement du seuil
des effectifs, les impacts seront multiples :
l'obligation d'embauche des personnes
handicapées par exemple, ou la représentation
syndicale. Le taux de participation au fonds de
la formation sera immédiatement touché, les
conséquences financières seront évidemment
très fortes. Des entreprises seront toutefois
épargnées : celles qui sont déjà soumises à des
conventions collectives ou accords de branche,
qui prévoient l'intégration des emplois aidés
dans le calcul final de leurs effectifs.

Est-ce une question juridique ou sociétale ?

Les deux ! Cela pose le problème de la
dérogation au droit commun via une différence
de traitement qui répond à un objectif d'intérêt
général en vue de favoriser l'emploi de
publics défavorisés. La question se pose de
manière plus aiguë dans un contexte de crise.
Ce dossier introduit aussi une réflexion sur
la marge de manœuvre d'un gouvernement
national au niveau européen : les contraintes
juridiques du droit communautaire doivent
être appliquées en France mais aussi
dans 27 autres pays. On peut mesurer les
conséquences de l'appartenance à une Union,
à partir d'un litige né dans les quartiers de
Marseille...
n Propos recueillis par C. P.

Notes   [ + ]

1. La question préjudicielle permet à une juridiction
nationale d'interroger la Cour de justice de l'Union
européenne sur l'interprétation ou la validité du
droit communautaire dans le cadre d'un litige.