Jean-Claude Quentin, ancien secrétaire confédéral de Force ouvrière : {“Pourquoi ai-je le sentiment qu'en matière de formation professionnelle, la situation ne bouge pas comme elle le devrait ?" }
Par Benjamin d'Alguerre - Le 16 novembre 2011.
Secrétaire confédéral de Force ouvrière pour les questions d'emploi et de formation professionnelle de 1995 à 2007, Jean-Claude Quentin a participé en 2003, aux côtés des autres partenaires sociaux, à la négociation sur “l'un des derniers grands accords" en la matière, qui donna naissance, l'année suivante, à la loi du 4 mai 2004 sur la formation tout au long de la vie et au dialogue social. À l'occasion du quarantième anniversaire de la loi Delors de 1971, Jean-Claude Quentin établit le bilan d'une situation qu'il considère aujourd'hui en panne.
Pouvez-vous nous définir, selon vous, “l'esprit de la loi" de 1971 ?
La loi Delors de 1971 constitue l'aboutissement d'une longue marche ayant pour objectif la convergence entre la formation initiale et la formation continue. Cette volonté d'harmonie entre ces parcours d'apprentissage constituait l'essentiel de la pensée de Jacques Delors, qui estimait que le monde évoluait, que la vie professionnelle évoluait en fonction des transformations économiques et technologiques que rencontrait notre pays, et que la formation professionnelle devait désormais se concevoir “tout au long de la vie". À titre personnel, cette même nécessité de convergence a toujours formé le fond de ma propre réflexion, lorsque j'étais en charge de ces questions au sein de FO. Par ailleurs, cette loi n'a pas uniquement modifié les habitudes de formation des salariés, mais a transformé l'idée même de l'apprentissage et du développement des compétences qui peuvent désormais s'effectuer tout au long de la vie. La notion de formation personnalisée permet au salarié de devenir acteur de son propre parcours de formation et de professionnalisation. Sur un autre plan, cette loi a également permis, tant aux entreprises qu'à leurs collaborateurs d'anticiper leurs besoins futurs et de se projeter dans l'avenir. Dans les décennies qui suivirent, le concept de droit individuel à la formation (par le biais du Dif, du Cif ou de la VAE, etc.) est venu permettre aux salariés de suivre des apprentissages “modularisés" en fonction des compétences qu'il leur était nécessaire d'acquérir pour faire face aux évolutions de leur emploi.
Comment percevez-vous aujourd'hui les évolutions de la formation ?
Pourquoi ai-je le sentiment qu'en matière de formation professionnelle, la situation ne bouge pas comme elle le devrait ? Comment des concepts aussi clairs et souples que ceux de la convergence entre formation initiale et continue ne sont pas déployés aussi facilement que nécessaire ? Je vais paraître sévère, mais trois freins principaux subsistent : d'une part, l'égocentrisme des branches professionnelles s'avère sclérosant. Il est quasiment impossible d'évoquer la formation sans que les branches ne viennent s'immiscer dans le débat pour y mettre leur veto ! Une situation d'autant plus gênante lorsqu'il est question d'évolution transversale des compétences, d'un métier à un autre. D'autre part, les PME et TPE, qui demeurent les premiers employeurs de France, ne recourent que trop peu à la formation pour leurs collaborateurs, du fait de leur taille et du manque de clarté dans l'information. Très concrètement, un salarié de TPE aura très peu de chances de partir dans un cycle de formation au cours de sa vie professionnelle. Enfin, l'incapacité des acteurs à mutualiser les moyens au niveau national et territorial entrave la mise en commun des ressources nécessaires. Aujourd'hui, la compétence politique en matière de formation professionnelle revient aux Régions et je m'avoue surpris de constater que ces gens restent enfermés dans leur petit monde, sans chercher à mutualiser leurs moyens d'action ou à développer de nouveaux partenariats. À l'époque où j'étais en poste, j'avais proposé que des institutions telles que l'Agefiph ou l'Assurance-chômage se voient impliquées dans ce processus de mutualisation. En vain.
Le gouvernement Fillon a créé un ministère spécialement dévolu à l'apprentissage et la formation professionnelle. Qu'en pensez-vous ?
Lorsque je vois l'état dans lequel se trouve l'apprentissage, j'émets de sérieuses réserves quant aux capacités – ou même à la volonté – de collaboration réelle entre les différents acteurs du secteur… Idem lorsque je constate la situation dans certains CFA, notamment ceux qui se trouvent au cœur d'un bassin de PME-TPE qui ne paient pas de taxe d'apprentissage. L'apprentissage demeure, pour l'instant, un sujet cantonné aux effets d'annonce.
Comment analysez-vous la récente loi Cherpion sur l'alternance ?
On s'est empressé d'alléger un certain nombre de dispositions auxquelles les entreprises ayant recours à ce type de contrats devaient, jusqu'alors, souscrire. Quant à la mention de quotas minimaux d'alternants par entreprise dans le texte de loi, ils ne constituent absolument pas la bonne méthode ! D'une part, parce qu'il est impossible de contraindre quelqu'un à apprendre s'il ne le souhaite pas et, de l'autre, car rien dans cette loi n'impose aux entreprises de mettre en place des mesures favorisant l'accueil des alternants. Or, en matière de formation professionnelle, il est impossible d'imposer quoi que ce soit par des textes juridiques. Un adulte qui ne comprend pas l'utilité de la formation qu'il reçoit ne s'y sentira pas à l'aise ou décrochera. De plus, soyons sérieux : l'apprentissage par alternance demeure encore considéré par de nombreuses entreprises comme un moyen de se constituer une main-d'œuvre à bas coût. Et tant que l'État leur fournira cette main-d'œuvre, elles persisteront à penser uniquement en termes d'économies immédiates. Ce qui peut redonner vie à ce système, c'est l'engagement des pouvoirs publics en matière de création d'emplois. Or, cela ne se décrète pas ! Si nous nous trouvions dans une phase de développement de l'emploi, alors, oui, nous pourrions envisager des programmes de formation productifs et efficaces par la voie de l'alternance. Aujourd'hui, les “demi emplois" que l'on procure aux jeunes via les contrats d'alternance constituent-ils une satisfaction pour eux ? Je n'en suis pas certain.
Quelles solutions très concrètes pourraient encourager le développement de la formation professionnelle ?
La meilleure solution pour encourager le développement de la formation professionnelle continue serait de démontrer aux salariés tout ce qu'elle peut leur apporter. Mais, dans les faits, ce n'est guère le cas. Prenons l'exemple du Dif : cela fait huit ans que les entreprises font tout pour dissimuler son existence à leurs salariés ! Aujourd'hui, nous rencontrons des situations ubuesques, dans lesquelles les entreprises font signer en catimini à leurs collaborateurs partant en formation des documents comme quoi ces derniers s'engagent à se former au titre de leur Dif ! Il s'agit d'une pratique très courante. Comment voulez-vous motiver les salariés à se former si les entreprises recourent à de tels stratagèmes ? Pour développer des actions de formation efficaces, il est nécessaire que les entreprises soient reconnues comme ayant des obligations en la matière, soient tenues d'assurer une information honnête à leurs employés concernant leurs droits en matière de formation et soient considérées comme responsables de l'employabilité de leurs collaborateurs, y compris au-delà de leur présence dans l'entreprise.
Je peux vous citer l'exemple d'un cas soumis à la chambre sociale de la Cour de cassation en janvier 2010, concernant un établissement hôtelier de grand standing. En 2003, ce dernier a embauché des plongeurs en situation d'illettrisme et les a licencié environ six ans plus tard. Normalement, la direction de l'hôtel était dans l'obligation de les former à l'acquisition des savoirs de base selon les termes de l'article L. 930-1 du Code du travail, afin de développer leur ré-employabilité. Elle ne l'a pas fait. Heureusement, six ans plus tard, la justice a tranché et a accordé des dommages et intérêts à ces anciens salariés, afin de compenser ce qui était une obligation légale de leur ex-employeur. Mais il aura tout de même fallu six années de procédure pour cela…