Employeur d'apprentis : le risque sérieux d'atteinte à la santé ou à l'intégrité physique ou morale de l'apprenti
Quelles sanctions peut prendre l'administration à l'encontre d'un employeur en cas de risque sérieux d'atteinte à la santé ou à l'intégrité physique ou morale de l'apprenti ?
Par Valérie Michelet - Le 21 novembre 2022.
L'engagement d'apprenti n'est possible que si l'employeur déclare à l'autorité administrative qu'il garantit que les conditions de travail, de santé et de sécurité et que la moralité des personnes qui sont responsables de la formation sont de nature à permettre une formation satisfaisante (article L6223-1 du Code du travail). Dans les faits, aucune procédure n'encadre cette déclaration, aucun formulaire ou CERFA ne permet de la recueillir : la signature d'un contrat d'apprentissage emporte déclaration "tacite".
Dés lors qu'un contrat d'apprentissage est conclu, l'administration peut, suite à un contrôle de l'inspection du travail, suspendre l'exécution d'un contrat d'apprentissage à condition que ledit contrôle conduise au constat de « risque sérieux d'atteinte à la santé ou à l'intégrité physique ou morale de l'apprenti » (article L6225-4 Code du travail).
L'enjeu est de taille pour l'employeur : en cas de suspension du contrat d'apprentissage prononcée par le directeur de la Dreets, l'employeur doit en effet maintenir le salaire de l'apprenti durant la période de suspension. La Dreets dispose d'un délai de 15 jours à compter du constat de l'agent de contrôle pour se prononcer sur la reprise de l'exécution du contrat d'apprentissage. Si l'administration refuse d'autoriser la reprise de l'exécution du contrat, le contrat d'apprentissage est rompu à la date de notification du refus aux parties et l'apprenti a droit, à titre indemnitaire, à une somme égale au montant des salaires qu'il aurait perçus si le contrat était arrivé à son terme ou jusqu'au terme de la période d'apprentissage. Il n'a plus à se rendre dans l'entreprise à compter de la date de suspension du contrat mais doit continuer sa formation en CFA (articles L6225-5 et L6225-7 du Code du travail). Le refus d'autoriser la reprise de l'exécution du contrat d'apprentissage peut s'accompagner de l'interdiction faite à l'employeur de recruter de nouveaux apprentis et des alternants pour une durée que l'administration détermine (article L6225-6 du Code du travail).
Dans quels cas la suspension de l'exécution d'un contrat d'apprentissage peut-elle être prononcée ?
Le législateur ne précise pas les critères que doit revêtir le « risque sérieux d'atteinte à la santé ou à l'intégrité physique ou morale de l'apprenti » permettant de suspendre le contrat d'apprentissage. En cas de contentieux, les juges s'appuient sur les éléments du rapport de l'agent de contrôle. Les manquements aux obligations de l'employeur doivent être assortis de pièces permettant d'en justifier la matérialité. Dans le cas contraire, le tribunal administratif peut annuler une décision de suspension du contrat d'apprentissage (CAA de NANCY, 3ème chambre, 5/04/2012, n° 11NC00646). Si les manquements de l'employeur sont corroborés par les éléments du dossier, et notamment par le rapport établi par l'inspecteur du travail, ils doivent être regardés comme établis (CAA de NANTES, 3ème chambre, 30/08/2008, n° 08NT00441). Le rapport de contrôle peut s'appuyer sur le seul caractère concordant des déclarations des apprentis recueillies lors de l'enquête, « constituant ainsi un faisceau d'indices attestant de leur vraisemblance » (CAA de VERSAILLES, 4ème chambre, 17/12/2021, n°18VE00443). Le « caractère convergent » des témoignages recueillis lors de son enquête par l'agent de contrôle suffit donc pour caractériser l'existence d'un risque sérieux d'atteinte à la santé ou à l'intégrité physique et morale des apprentis (CAA de NANTES, 6ème chambre, 15/12/2020, 19NT01758). Il suffit que l'administration dispose « d'un faisceau de faits rendant vraisemblable l'existence d'un risque sérieux d'atteinte à la santé ou à l'intégrité physique ou morale à la date à laquelle la suspension du contrat a été prononcée » (CAA de NANCY, 3ème chambre, 19/11/2019, 17NC02882-17NC02986). Cette position des juges se justifie eu égard à l'objet de la suspension (exposition de l'apprenti à un risque sérieux d'atteinte à sa santé ou à son intégrité physique ou morale) et à son caractère temporaire : il suffit qu'à la date ou elle prend sa décision, l'administration se fonde sur des faits suffisamment établis. L'administration dispose ensuite d'un délai de 15 jours pour décider ou non de la reprise de l'exécution du contrat et prononcer, le cas échéant, une interdiction faite à l'employeur de recruter de nouveaux apprentis.
Le non-respect des règles relatives à la durée du travail peut constituer un risque sérieux d'atteinte à la santé de l'apprenti (durées maximales de travail dépassées - CAA BORDEAUX, 3/07/2017, n° 15BX02818- temps de pause déjeuner insuffisant - CAA de NANCY, 3ème chambre, 19/11/2019, n°17NC02882-17NC02986 – travail un jour férié malgré une interdiction de travail des apprentis les jours fériés dans la CCN - CAA de DOUAI, 3e chambre, 31/01/2019, n° 17DA01639).
Il y a risque sérieux d'atteinte à à la santé, l'intégrité physique ou morale lorsque l'apprenti est soumis, de la part de l'employeur, du maître d'apprentissage ou d'autres salariés, à des comportements dégradants, menaçants et vexatoires, à des brimades, à des propos désobligeants et agressifs (CAA de NANCY, 3ème chambre, 19/11/2019, n°17NC02882-17NC02986 - CAA de NANTES, 6ème chambre, 04/06/2018, n°16NT02779) ou qu'il a subi des violences physiques (CAA de NANTES, 6ème chambre, 04/06/2018, 16NT01367 - CAA de NANCY, 3ème chambre, 27/03/2018, n° 16NC01087).
Le « risque sérieux » sera également constitué dès lors que l'employeur n'a pas pris toutes les mesures nécessaires à l'organisation de l'apprentissage de nature à garantir les conditions de travail, la santé et l'intégrité physique et morale des apprentis (CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, 21DA00334 - CAA de LYON, 7ème chambre, 22/09/2022, n°21LY01822).
Ainsi, il ne remplit pas cette obligation si les apprentis travaillent seuls, sans supervision, notamment, du maître d'apprentissage (CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, 21DA00334 - CAA de LYON, 7ème chambre, 22/09/2022, 21LY01822).
L'analyse de la jurisprudence des Cours d'appel administratives permet d'identifier des circonstances aggravantes :
- jeune âge de l'apprenti (CAA de LYON, 7ème chambre, 22/09/2022, n°21LY01822 - CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, n°21DA00334 - CAA de VERSAILLES, 4ème chambre, 17/12/2021, n°18VE00443 - CAA de DOUAI, 3e chambre, 31/01/2019, n° 17DA01639 - CAA de BORDEAUX, 13/04/2017, n° 15BX01654 ) ;
- précédents de comportements à risque, faits portés à la connaissance de l'employeur et du maître d'apprentissage mais n'ayant pas entrainé le déploiement de mesures adéquates pour assurer la sécurité des apprentis (comportements déplacés de clients masculins au cours ou à l'issue de soins corporels effectués par les apprenties, notamment lié au fait que certains clients se sont entièrement dénudés – CAA de LYON, 7ème chambre, 22/09/2022, n°21LY01822 - CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, n°21DA00334 - CAA de BORDEAUX, 13/04/2017, n° 15BX01654) ;
- situation ayant été à l'origine d'un arrêt maladie de l'apprenti (CAA de LYON, 7ème chambre, 22/09/2022, n°21LY01822 - CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, n°21DA00334 - CAA de BORDEAUX, 13/04/2017, n° 15BX01654).
Peu importe que les actes professionnels litigieux réalisés par l'apprenti ne soient pas expressément exclus du champ du titre préparé (dans la décision de la CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, 21DA00334), l'employeur se défendait en précisant que le référentiel du brevet professionnel " esthétique, cosmétique, parfumerie " préparé par les apprenties n'excluait pas la réalisation de massages sur des hommes) ou encore que ces actes soient expressément prévus par le livret d'apprentissage (CAA de BORDEAUX, 13/04/2017, n° 15BX01654) dès lors que ces gestes professionnels font peser un "risque" sur la santé, l'intégrité physique et morale des apprentis.
Il suffit, pour que la décision de suspension du contrat d'apprentissage soit justifiée, que le risque soit sérieux, peu importe la probabilité de sa survenance. Ainsi, en cas d'épilations pratiquées sur des hommes, certains entièrement dénudés, le risque de comportements déplacés ou d'agression existe quand bien même les massages sur des clients masculins sont peu fréquents, notamment car la clientèle du salon est majoritairement féminine et que la salariée en contrat à durée indéterminée effectue habituellement elle-même les prestations des soins corporels sur des hommes (CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, 21DA00334). Le fait de « confier à une apprentie de seize ans, sans la présence d'une personne majeure chargée de la former, la réalisation de massages pour des clients masculins dénudés, est à lui seul constitutif d'un risque sérieux d'atteinte à la santé ou à l'intégrité physique ou morale de l'apprentie » (CAA de LYON, 7ème chambre, 22/09/2022, n°21LY01822).
Enfin, ne suffit pas à remettre en cause la matérialité des faits retenus, le fait que les témoignages d'autres stagiaires et apprenties ainsi que de clients font état de bonnes conditions de travail au sein de l'établissement (CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, 21DA00334 - CAA de NANTES, 6ème chambre, 15/12/2020, 19NT01758 - CAA de NANTES, 6ème chambre, 04/06/2018, n°16NT02779).
Comment se déroule la procédure ?
Les juges ont eu l'occasion de rappeler que l'employeur ne peut pas se prévaloir du caractère disproportionné de la décision refusant la reprise du contrat d'apprentissage. Cet argument est en effet « inopérant dès lors qu'une telle décision n'emporte aucune possibilité de modulation par l'administration » (CAA de LYON, 7ème chambre, 22/09/2022, n°21LY01822).
Le non-respect du principe du contradictoire est souvent relevé par les employeurs.
Les mesures de suspension du contrat d'apprentissage, de refus de reprise de ce contrat et d'interdiction de recrutement d'apprentis constituent des « mesures de police prise dans l'intérêt des apprentis ». A ce titre, elles doivent être motivées en application de l'article L211-2 du Code des relations entre le public et l'administration. De plus, « les dispositions du Code du travail qui leur sont applicables ne prévoyant pas de procédure contradictoire autre que, s'agissant de la mesure de suspension, l'organisation lorsque les circonstances le permettent d'une enquête contradictoire et l'information adressée à l'employeur de la proposition de suspension, ces mesures entrent dans le champ d'application de l'article L122-1 du Code des relations entre le public et l'administration qui impliquent que l'autorité administrative, avant de les prononcer, mette à même la personne intéressée de présenter des observations écrites et, le cas échéant, des observations orales » (CAA de NANCY, 3ème chambre, 19/11/2019, n°17NC02882-17NC02986).
Le principe du contradictoire et les droits de la défense sont donc respectés dès lors que l'employeur a eu connaissance des plaintes formulées par les apprentis, et a pu présenter ses observations orales et/ou écrites sur le comportement qui lui était reproché (CAA de VERSAILLES, 4ème chambre, 17/12/2021, n°18VE00443 - CAA de NANTES, 6ème chambre, 15/12/2020, 19NT01758 - CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, 21DA00334 - CAA de NANTES, 6ème chambre, 04/06/2018, n°16NT02779).
Lorsque l'employeur fait part par écrit de ses observations, l'administration n'est « pas tenue de faire droit aux observations mentionnées dans ce courrier ni de répondre à tous les arguments y figurant ». L'employeur n'est donc pas fondé à soutenir que l'enquête contradictoire diligentée a manqué de loyauté et qu'elle a été partiale (CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, 21DA00334).
L'employeur ne peut pas davantage exiger que lui soient transmises les plaintes émises contre lui en application du principe de confidentialité des plaintes énoncé par les articles 15 c) et 20 c) de la Convention OIT 129 (CAA de NANTES, 6ème chambre, 15/12/2020, 19NT01758).
Par ailleurs, aucune disposition législative ou règlementaire :
- ne prévoit la possibilité pour l'employeur de se faire assister par un tiers ou représenter par un mandataire de son choix, ni n'oblige l'administration à mentionner cette possibilité (CAA de VERSAILLES, 4ème chambre, 17/12/2021, n°18VE00443 - CAA de NANCY, 3ème chambre, 19/11/2019, n°17NC02882-17NC02986) ;
- n'impose dans le cadre de l'enquête de confronter le maître d'apprentissage aux apprentis le mettant en cause, ou encore d'avoir accès aux comptes rendus des différentes auditions et au rapport d'enquête en résultant (CAA de NANTES, 6ème chambre, 15/12/2020, 19NT01758).
L'employeur ne peut soutenir que les décisions de suspension et de refus de reprise de l'exécution du contrat d'apprentissage sont entachées d'un vice de partialité des agents de l'inspection du travail, « dès lors qu'il ressort des pièces versées au dossier, en particulier de la teneur des rapports d'enquête versés aux débats, que l'administration a, au cours des investigations qu'elle a menées, recueilli, consigné et analysé l'ensemble des témoignages concernant l'employeur, qu'ils lui soient favorables ou défavorables » (CAA de NANTES, 6ème chambre, 15/12/2020, 19NT01758).
L'employeur doit également être informé, outre des manquements qui lui sont reprochés à l'issue de l'enquête contradictoire, que la décision de refus de reprise du contrat d'apprentissage est susceptible d'être accompagnée d'une interdiction de recruter de nouveaux apprentis ainsi que des titulaires d'un contrat d'insertion en alternance (CAA de NANCY, 3ème chambre, 19/11/2019, n°17NC02882-17NC02986).
Enfin, il convient de ne pas confondre les deux mesures prévues dans le Code du travail : l'opposition à emploi d'apprentis (articles L6225-1 à L6225-3 – R6225-1 à R6225-8 Code du travail) et l'interdiction de recrutement d'apprentis faisant suite au refus de la reprise d'exécution d'un contrat d'apprentissage (articles L6225-4 à L6225-7 – R6225-9 à R6225-12 du Code du travail).
La première mesure est prononcée par le Préfet lorsqu'il est établi par les autorités chargées du contrôle de l'exécution du contrat d'apprentissage (inspection du travail, organismes chargés du dépôt, mission d'inspection de l'apprentissage) que l'employeur méconnaît les obligations spécifiques à l'apprentissage ou les dispositions applicables aux jeunes travailleurs ou aux apprentis. Alors que la seconde est prise par le directeur de la Dreets suite au refus de reprise de l'exécution du contrat d'apprentissage en cas de risque sérieux d'atteinte à la santé ou à l'intégrité physique ou morale de l'apprenti constaté par un agent de contrôle de l'inspection du travail.
Les deux mesures reposent sur des procédures différentes.
La décision d'opposition au recrutement d'apprenti ne peut avoir lieu qu'après mise en demeure de l'employeur de régulariser la situation et de prendre les mesures ou d'assurer les garanties de nature à permettre une formation satisfaisante (art. R6225-1 et s. du Code du travail). Ce n'est pas le cas de la décision d'interdiction de recrutement d'alternants : aucune disposition n'impose l'envoi d'une lettre d'observation ou d'une mise en demeure de régulariser la situation avant l'intervention des décisions en cause (CAA de DOUAI, 3ème chambre, 20/01/2022, 21DA00334 - CAA de NANTES, 6ème chambre, 15/12/2020, 19NT01758).
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Pour aller plus loin (accès abonnés) : Fiche 19-4 : Spécificités du contrôle de l'apprentissage